Le reblochon, une histoire d'évasion fiscale
- Olivier
- il y a 5 jours
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« Si ça continue, il nous restera bientôt plus que l’impôt sur les os, » prophétisait Michel Audiard.
Si l’État n’est jamais à court d’idées pour nous taxer davantage, il faut avouer que nos concitoyens ne manquent pas non plus d’imagination pour échapper à cette frénésie fiscale. C’est de bonne guerre, me direz-vous ? Pas besoin d’en faire un fromage. Et bien si, justement !
Je voudrais vous raconter comment au Moyen Âge, les paysans savoyards écrasés par les impôts, ont inventé le principe de la « filouterie gourmande » en créant le reblochon.

Une délicieuse évasion fiscale
Petit retour en arrière, nous sommes au XIIIe siècle, en Haute-Savoie, dans la vallée de Thônes. Les paysans travaillent dur, mais les terres qu’ils cultivent et sur lesquelles paît leur bétail ne leur appartiennent pas.
Chaque année, ils doivent s’acquitter de l’ociège auprès des propriétaires, nobles ou religieux, pour avoir le droit de les utiliser.
Cette redevance est calculée sur le nombre de pots de lait produits. Une fois par an, des contrôleurs débarquent, comptent et fixent le montant de la douloureuse. À l’époque, impossible de se tourner vers un avocat fiscal ou des montages offshore pour adoucir la note.
Les paysans savoyards vont avoir l’idée, le jour du contrôle, de ne traire leurs vaches que partiellement. Juste assez pour afficher une production modeste.
Moins de production, donc une redevance allégée. Puis, une fois les contrôleurs partis, les paysans effectuent une seconde traite. Clandestine. Frauduleuse. Géniale.
Ce lait de fin de traite était moins abondant, certes, mais infiniment plus riche en crème et en matière grasse. Le lait est transformé immédiatement en fromage et caché dans la ferme, loin des radars du fisc médiéval.
Voilà comment d’une évasion fiscale est né le Reblochon.
Les percepteurs de l’époque auraient dû se méfier, car rien que le nom sonne comme un aveu : en patois savoyard, “reblocher” signifie “traire une deuxième fois”. Ou, plus poétiquement, “pincer les pis une nouvelle fois”.
Un fromage clandestin
Le Reblochon reste longtemps un secret bien gardé, un fromage consommé uniquement dans la vallée de Thônes et des Aravis. En 1900, la production annuelle ne dépasse pas les 40 tonnes.
Puis arrive le chemin de fer. Les pionniers des sports d’hiver débarquent dans les Alpes. Ils skient, ils ont froid, ils ont faim. Et dans les restaurants d’altitude, ils découvrent ce fromage fondu, onctueux et parfumé. Le coup de cœur est immédiat.
En 1958, alors que la demande explose, le Reblochon devient l’un des premiers fromages français à obtenir une AOC (Appellation d’Origine Contrôlée), garantissant sa zone de production et ses méthodes de fabrication.

Entre 1980 et 1990, les fromageries savoyardes réduisent leur production d’Emmental pour miser massivement sur le Reblochon. La production double, triple, quadruple — passant de 6 000 à 10 000 tonnes par an.
Mais, les stocks s’accumulent dans les caves. Les producteurs paniquent. Comment écouler ce surplus de Reblochon ?
Les traditions, on peut aussi les inventer

C’est là qu’intervient un coup de génie marketing, inventer un plat traditionnel !
En Savoie, on mangeait depuis des lustres une recette de grand-mère appelée la “pèla” : des pommes de terre, des oignons, du fromage fondu. Simple, rustique, réconfortant. C’était le plat qu’on préparait avec les Reblochons trop petits ou difformes qu’on ne pouvait pas vendre.
Mais voilà : au début des années 1980, des restaurateurs savoyards et le syndicat de producteur de Reblochon décident de dépoussiérer la vieille recette. Ils y ajoutent des lardons fumés, caramélisent les oignons, déglaçent au vin blanc.
Cette “pèla”, nouvelle formule, est rebaptisée “Tartiflette” — du patois “tartifle” qui signifie pomme de terre.
Ça sonne authentique, ancestral, traditionnel. Une tradition totalement inventée, mais rapidement adoptée. Le Reblochon devient la star de la recette, il est mis bien en évidence, croûte dorée sur le dessus. Les offices de tourisme s’emparent du phénomène. Les cartes des restaurants de montagne se remplissent de tartiflettes.
La production de Reblochon explose : de 40 tonnes en 1900 à 15 000 tonnes en 2023. C’est 375 fois plus.
La Tartiflette devient même une véritable arme de soft power. Et elle marque de nombreux points dans cette bataille culturelle.
Des plats aussi emblématiques que les crêpes bretonnes ou les pizzas se garnissent désormais souvent de reblochon, de lardons et de pommes de terre… Je ne pavoiserai pas davantage au risque d’être accusé de chauvinisme ; je note juste qu’on trouve rarement des pizzas à la choucroute ou des galettes au cassoulet !
In tartiflette we trust.




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